5 Août 44 – 3 Septembre 44

5 août 1944

Chacun a connu, dans sa vie, des journées noires auxquelles se rattachent de mauvais souvenirs. Celle-ci est restée profondément gravée dans ma mémoire.

Il fait très beau ce jour-là, mais tout a déjà mal commencé pour moi : je dois rester enfermé à la maison. Comme j’ai obtenu des résultats assez quelconques en français durant mon année de sixième, ma mère a demandé à l’instituteur de me donner quelques leçons particulière pendant les vacances.

Je dois donc lui rendre, le lendemain, une rédaction sur le thème suivant : « Un vieux meuble vous raconte son histoire. « … Hélas, ce meuble doit me parler à voix basse car je ne suis guère inspiré et ma feuille de brouillon reste désespérément blanche. Cependant ma mère m’a interdit de sortir avant d’avoir terminé ce devoir ! elle n’élève jamais la voix, mais je sais pas expérience qu’il est inutile d’essayer de l’attendrir. Lorsqu’elle a pris une décision, elle demeure inflexible. Je suis donc enfermé depuis le matin lorsque, vers quinze heures, les premiers crépitements de mitraillettes et des explosions retentissent dans le village. Mon grand-père est absent : comme chaque jour, il s’est rendu au rucher situé dans les champs derrière la maison.

Afin de juger la situation, nous nous installons dans la véranda. des soldats allemands stationnent déjà devant la maison, sur la route de la Pratz. ils ont posé une mitrailleuse sur le grillage du jardin de notre voisin, Mr Olivier.

Des militaires sortent d’ailleurs de cette maison, les bras chargés de draps. Mon grand-père nous apprendra dans la soirée que les soldats, parlant français, déclaraient : « On a perdu la guerre mais on pille quand met ! ».

L’un d’eux pénètre alors dans notre cour. Ma mère sort aussitôt et lui présente une poignée de lettres expédiées d’Allemagne par mon père pour montrer que son mari est prisonnier de guerre. Cette Allemand est en fait un officier, parlant parfaitement notre langue, il désire voir mon grand-père, maire du village, à cette époque. Celui-ci rentre justement du rucher, intrigué par les bruits de fusillades et les détonations qu’on entend sans cesse. il suit le militaire, en direction du café Ayel.

Il va trouver là, alignés contre le mur, la majeure partie des hommes de la commune, tenus en joue par des SS. On lui intime l’ordre de donner les noms de toutes ces personnes afin de découvrir d’éventuels « terroristes » qui auraient pu se mêler à la population.
Il se contente d’abord de donner les noms de famille de chacun d’entre eux mais, comme le patronyme Coquet comprend de nombreuses familles du village, l’officier, méfiant, hurle brusquement :  » Prénom ! ».
Mon grand-père, déstabilisé et ému, bredouille et ne répond pas immédiatement. « Menteur ! » ajoute l’officier en le giflant. L’affaire pourrait mal tourner mais, heureusement, in n’en sera rien.

Pendant ce temps, d’autres militaires s’acharnent sur la ferme de Mr Eugène Reverchon, proche de chez nous. Probablement très bien renseignés, ils sont arrivés en brisant la porte de l’écurie à l’aide d’une grenade, blessant le taureau qui se trouve juste derrière. Puis nous voyons passer ce cultivateur devant notre maison, la tête ensanglantée par les coups de crosse de fusil. Il est escorté par deux soldats et conduit ses bêtes dans un champs tout proche. Nous ignorons alors qu’on va le diriger devant la ferme de Gabriel Petot, en face du Café Ayel où il sera fusillé car les Allemands ont découvert des munitions cachées dans sa grange. Un jeune de vingt ans, Albert Reverchon, subira le même sort tragique parce que les Allemands apercevront un pistolet, maladroitement caché derrière un poste de TSF, probablement par un résistant qui se trouvait dans la salle du café tenu par sa mère. Deux autres membres du maquis, surpris dans le village, sont également tués.

Puis un épais nuage de fumées s’élève au-dessus de la ferme Reverchon. Alimenté par la récolte de foin toute récente, l’incendie prend rapidement de l’importance et le toit s’écroule brusquement dans une énorme gerbe d’étincelles. Les munitions cachées sous ce fourrage explosent de temps à autre. La ferme mitoyenne voisine s’embrase à son tour. Le bétail, enfermé à l’étable va périr brûlé…

Au milieu du village, le café dans lequel les Allemands ont trouvé l’arme est incendié lui aussi et la ferme contigüe subira le même sort. Les camions, que la soldatesque a réintégrés, repartent par la route de Picarreau, en direction de Besain. Les habitants sortent peu à peu de leurs maisons et commencent même à essayer de lutter contre les incendies. La motopompe est mise en route et des tuyaux sont fixés aux bornes d’incendie. C’est alors que les troupes, qui ont fait demi-tour en haut de la côte de l’Heute, repassent dans le village, semant la panique en tirant des rafales d’armes automatiques. Miraculeusement, personne ne sera blessé. Il s’agit pourtant bien de balles réelles : les tuyaux d’incendie, perforés en de nombreux endroits, en témoignent ! Apreurés, les habitants abandonnent la lutte contre le feu qui poursuit son œuvre. Quatre maisons sont donc entièrement détruites.

Une plaque blanche commémorative sera apposée sur le mur de la maison de Gabriel Petot, afin d’entretenir le souvenir de ces exactions terroristes pour les générations futures. elle rappelle la mort de deux habitants du village « victime de la barbarie allemande ». Cette plaque, trop voyante, sera modifiée par l’actuel propriétaire de cette maison. La nouvelle a une couleur qui se fond avec celle du crépissage et son texte a été édulcoré : il ne faut pas froisser la susceptibilité de nos voisins d’outre-Rhin qui se sont pourtant conduits, ce jour-là, comme de sauvages barbares.


Libération de Lons le Saunier

3 septembre 1944

Moins d’un mois après la triste journée du 5 août, nous allons assister au passage de l’armée américaine. Depuis plusieurs jours déjà, à la radio, nous en suivons la progression dans la vallée du Rhône et, le 3 septembre dans l’après-midi, les premiers éléments d’une longue colonne arrivent.

On entend d’abord un sourd grondement dans la vallée : ce sont des chars et automitrailleuses qui avancent en avant-garde. Méfiants depuis le passage des Allemands, nous nous tenons prudemment à l’écart de la route afin de nous assurer qu’il s’agit bien de soldats amis. Mais les énormes étoiles blanches, peintes sur chaque engin, nous confirment que nous sommes bien en présence de l’armée américaine.

La place est bientôt couverte de monde. Quelques jeeps s’arrêtent et nous faisons connaissance, pour la première fois, avec les tablettes de chewing-gum distribuées par les G.I. ainsi qu’avec les boîtes de rations qu’ils nous offrent également.

Les chenilles des chars crissent sur la route, la longue colonne interrompue des GMC passe sans interruption. À la nuit tombée, nous distinguons le long ruban des phares blancs visibles depuis le dessus de la côte de l’Heute ! C’est très impressionnant et surprenant !

En effet, nous venons de vivre plusieurs années pendant lesquelles le passage d’une automobile constituait presque un événement. Seul, le car Credoz effectuait ses trois aller et retour quotidiens.

Quelques jeeps stationnent à côté de l’ancienne poste. La plupart portent un poste radio et une très longue antenne souple qui se balance lorsque le véhicule se déplace. Les militaires baragouinent sans fin, dans leur combiné, un langage incompréhensible pour nous. Des grappes de gamins entourent chacune de ces voitures et nous essayons de communiquer par geste…

D’énormes camions GMC transportent le ravitaillement en essence : des nourrices métalliques de vingt litres qui sont souvent abandonnées sur place, une fois utilisées. Comme elles sont imparfaitement vidées, certains habitants récupère ce précieux carburant qui fit défaut durant toute la guerre. Cela va même provoquer un drame à Pratz : un ancien membre des chantiers de jeunesse a récolté cette essence dans une cuvette que sa femme tient devant elle. Quelle idée saugrenue lui passe par la tête à la vue de ce carburant de couleur rose ? Il approche un briquet pour vérifier qu’il s’enflammerait ! … Les vapeurs provoquent un énorme souffle, son épouse lâche alors la cuvette et se transforme en torche vivante ! Elle mourra dans d’atroces souffrances…


Texte de Robert Tournier