Des Francs-Comtois méconnus ou oubliés

Jouffroy d’Abbans,  inventeur du bateau à vapeur

Claude François Dorothée de Jouffroy, Marquis d’Abbans naît le 30 septembre 1751 au Château de Roches-sur-Rognon, en Champagne (en Haute-Marne), sa mère préférant accoucher dans sa famille plutôt qu’au château d’Abbans-Dessus.

Scolarisé chez les Dominicains de Quingey, il montre très tôt son intérêt pour la menuiserie, les machines et la mécanique, alors que ses parents le destinent à la carrière des armes.Son père le fait entrer à 13 ans à Versailles chez les pages, au service de la Dauphine Marie-Josèphe de Saxe, la fille de Louis XV.

A la mort de celle-ci, il s’engage dans le régiment de Bourbon. A 20 ans, jeune lieutenant, il provoque en duel son colonel, le Comte d’Artois, le futur Charles X, pour les faveurs d’une belle duchesse.Une lettre de cachet obtenue par son père le fait enfermer pour deux ans au Fort de l’Ile Sainte-Marguerite, une des îles de Lérins, au large de Cannes.A cette époque, un père pouvait demander au Roi l’autorisation de faire incarcérer un fils …un peu trop turbulent!

Chateau d’Abbas Dessus

De sa cellule, observant le passage des galères, il se passionne pour la construction navale et, pour améliorer les dures conditions des rameurs, il imagine un système de rames mécaniques.En 1760 déjà, un Bernois, Genevois, avait inventé des rames articulées et palmées qui s’ouvrent en s’appuyant sur l’eau.

Libéré en 1774, Jouffroy monte à Paris et s’intéresse à la construction des navires et à la pompe à feu, une machine à vapeur perfectionnée par l’Ecossais James Watt, à partir de celle de Newcommen, par l’adjonction « d’un double effet ». Voulant l’appliquer à la navigation, le Marquis propose son projet au Comte Joseph d’Auxiron, au Franc-Comtois Follenay et aux frères Périer qui avaient créé une pompe à feu pour alimenter en eau une partie de la capitale.

Denis Papin, l’inventeur de la machine à vapeur, avait construit à Cassel, en Allemagne, où sa famille s’était réfugiée après la révocation de l’Edit de Nantes, un bateau à vapeur et à roues qu’il essaya sur la Fulda en 1707, bateau détruit par les bateliers en colère. L’Anglais Jonathan Hull avait mis au point une embarcation à vapeur qui navigua sur la Moselle, près d’Epinal, en 1736.

D’accord sur le principe, les associés ont des avis divergents sur le mécanisme à employer, sur les résistances à vaincre et sur la puissance à développer, cependant, d’Auxiron et Follenay, persuadés que le Marquis est dans le vrai, l’encouragent à persévérer dans cette voie. Les Périer, disposant d’un riche capital, construisent seuls un bateau à aubes qu’ils essaient sur la Seine en 1775 : le moteur s’avère trop peu puissant et l’expérience n’est pas concluante.

Déçu par l’attitude des Périer, Jouffroy rentre à Abbans. Il se remet au travail. Peu soutenu par son père, il trouve une alliée efficace, sa sœur Marie-Elisabeth, chanoinesse de l’abbaye de Baume-les-Dames, qui réussit à convaincre les dames du monastère d’aider financièrement l’inventeur peu fortuné.

En 1776, avec l’aide d’un modeste chaudronnier baumois, Pourchot, il construit sa première embarcation, le Palmipède, dont la machine à vapeur actionne des rames. Le bateau navigue avec succès sur le Doubs, à Baume-les-Dames. Cependant, d’autres problèmes apparaissent : le système n’est pas assez puissant pour déplacer une grande masse, surtout en remontant le courant.

Découragé mais pas abattu, « Jouffroy la pompe », surnommé et raillé ainsi par  les bateliers hippomobiles inquiets de la perspective d’une navigation fluviale à vapeur, se retire à nouveau à Abbans-Dessus.

En 1781, il crée une société à Lyon et construit un nouveau bateau, le Pyroscaphe, long de 46 m, large de 4,6 m et mû par des roues à aubes latérales.

Le 15 juillet 1783, le Pyroscaphe remonte la Saône devant une foule enthousiaste de plusieurs milliers de personnes et des délégués officiels de l’Académie des Sciences de Lyon. Le succès est complet mais le manque d’argent n’a pas permis d’employer des matériaux de bonne qualité ; il est indispensable de faire mieux ! Quelques personnes voyant là une bonne affaire consentent à mettre des fonds à la disposition de l’inventeur mais exigent un privilège d’exploitation de 30 ans. Jouffroy refuse et s’adresse alors au ministre, Monsieur de Calonne, pour solliciter pour lui-même ce privilège. Le ministre de Louis XVI envoie une délégation chargée d’examiner le Pyroscaphe, composée de l’abbé Bossut, Borda, Cousin et de …Jacques Périer ! L’éternel rival expose ses doutes, certes le système fonctionne mais le bateau n’a pas été construit dans les conditions matérielles nécessaires .  De plus, le monde de la batellerie hippomobile s’inquiète auprès du roi . L’Académie des Sciences de Paris demande au Marquis de répéter ses essais sur la Seine avec un bateau du port de 300 milliers et à ses frais ! Un millier = 1000 livres, à peu près 500 kg , donc un chargement de près de 150 tonnes !

 Profondément découragé, il comprend qu’il ne peut lutter contre ses détracteurs mais Jouffroy n’est un homme qui abandonne et il réalise un Pyroscaphe réduit au 1/24 qu’il envoie aux Périer. On ne sait pas ce qu’est devenu cette maquette !

A cette même époque, William Pitt, le Premier Ministre anglais, s’intéresse à l’invention de Jouffroy d’Abbans qui, à grande échelle, conforterait la suprématie de la flotte de son pays. Il serait prêt à financer l’entreprise. Le Duc d’Orléans, cousin du Roi, offre les fonds nécessaires au Marquis et lui propose de présenter son invention à ses amis anglais. Malgré ses propositions alléchantes qui lui apporteraient la gloire tant méritée, il refuse par attachement à la France !

La Révolution éclate, Jouffroy d’Abbans émigre, rejoint l’armée royaliste de Condé et oublie pour un temps la construction navale.

De retour en France après la tourmente révolutionnaire, il étudie avec intérêt les recherches de l’Américain Fulton et se remet à la tâche. En 1816, sous la Restauration, il obtient enfin son brevet d’invention. Il parvient à former une société financière et construit le Charles-Philippe , bateau à aubes lancé le 20 mars, destiné à desservir en ligne régulière le trajet fluvial entre Paris et Montereau. Le 20 août, pendant les fêtes qui suivent le mariage du Duc de Berry, neveu de Louis XVIII, le Charles-Philippe passe sous les fenêtres des Tuileries où se trouvent le Roi et son frère, le Comte d’Artois.De la foule pressée sur les rives de la Seine s’élèvent des acclamations enthousiastes, c’est la seule récompense pour cet inventeur acharné qui apprend qu’une autre compagnie s’est formée dans le même but que la sienne ! Son privilège lui est contesté, il faut plaider ! Les frais de justice, les dépenses de la construction de son bateau absorbent tous ses fonds disponibles. La ruine est complète.

Ecoeuré, abandonné de tous, le Marquis se retire aux Invalides, comme lui permet son statut d’ancien officier. Le 18 juillet 1832, à l’âge de 81 ans, il succombe du choléra qui sévit alors à Paris. Son corps est jeté dans une fosse commune et recouvert de chaux, comme c’était l’usage pour lutter contre la propagation de l’épidémie.

 Si Robert Fulton a reconnu Jouffroy d’Abbans comme l’inventeur du bateau à vapeur, James Watt a toujours cherché à s’approprier cette découverte !

La conclusion revient à J Bérard qui termine son propos sur Jouffroy par : « Il nous semble cruel de voir le génie, le travail, le dévouement toujours méconnus et de constater que nombre d’excellentes idées, écloses dans un cerveau français, n’ont été accueillies chez nous qu’en revenant sous un nom étranger. Combien de grands citoyens sont morts misérables, découragés après avoir si bien mérité de l’humanité toute entière.» 

Sources : La Franche-Comté et quelques-uns de ses enfants ( J Bérard 1888)
Francs-Comtois célèbres et moins connus(Raoul H Steimlé)
Wikipédia    


Trois philosophes comtois : Fourier, Considerant, Proudhon

Le XVIIIe siècle, le siècle des Lumières, a eu la passion des idées. Rejetant les solutions théologiques et l’autorité des traditions, les philosophes se livrent à une révision critique des notions concernant le destin de l’homme et l’organisation de la société. L’esprit philosophique est un nouvel humanisme caractérisé par l’entière confiance dans la raison humaine et une foi optimiste dans le progrès.

Fourier
Considerant
Proudhon

Nourri des idées de Jean-Jacques Rousseau, le Comte de Saint Simon propose, face à l’intolérance et à l’égoïsme, face à la monarchie avec ses privilèges, ses inégalités, ses injustices, un changement radical de société.Il préconise une société fraternelle dont les membres les plus compétents, industriels, scientifiques, artistes, intellectuels, auraient pour tâche d’administrer la France afin d’en faire un pays prospère où régneraient l’esprit d’entreprise, l’intérêt général et le bien commun, la liberté, l’égalité et la paix. Cette doctrine, le Saint-Simonisme, attire rapidement de nombreux intellectuels.

S’inspirant de ces idées, Claude Nicolas Ledoux construit dès 1775 sa « cité idéale » qui deviendra les salines royales d’Arc-et-Senans. L’architecte imagine une ville circulaire aménagée autour d’un noyau industrielle pour intégrer le travail des hommes à leur vie familiale et sociale, afin de parvenir à la forme la plus proche du bonheur. Les finances royales ne permettant pas la réalisation de ce fantastique projet, seule, la moitié sud, la partie industrielle, est construite.

Le Bisontin Charles Fourier imagine, lui aussi, une société communautaire qu’il décrit dans « Le nouveau monde industriel et sociétaire ». La cellule de base est le phalanstère, sorte d’exploitation agricole avec des bâtisses pour le logement et l’amusement pouvant accueillir 400 familles au milieu d’un immense domaine. Destiné à abriter 1800 à 2000 sociétaires, le phalanstère est un immense bâtiment de près de 1200 m de long ! Des arcades, de grandes galeries facilitent les rencontres et la circulation par tous les temps. Il comprend, bien sûr, des appartements, des salles publiques, une cour d’honneur, une cour d’hiver, abritée, des ailes réservées aux activités bruyantes, des jardins et de multiples bâtiments ruraux. Cette vie communautaire doit faire parvenir au bonheur. Utopie ?  Bien sûr ! Cependant, il faut reconnaître que les idées de Fourier sont très en avance sur son temps . Chacun est rétribué selon son rang, déterminé par trois critères : nécessité, utilité et agrément.Les dividendes perçus viennent en positif sur le compte de chaque individu, les enfants sont émancipés dès 3 ans, et en négatif le coût des biens et services. Le solde est distribué en fin d’année et pour les mineurs à leur majorité.

Le philosophe défend des idées très innovantes, la création de crèches et la libération de la femme, c’est lui qui invente le mot « féminisme ».

Fort de ses convictions, il tente de réaliser un phalanstère expérimental mais n’y parvient pas de son vivant.

C’est le Salinois Victor Considerant, son plus fervent disciple, qui réalise la première communauté à Condé-sur-Vesgres, dans la région parisienne. Il organise la construction de fermes, d’ateliers et de briqueteries. En automne 1833, ce sont 1100 volontaires qui viennent s’installer dans le phalanstère. A la fin de l’hiver, ils ne sont plus que 200 ! L’insalubrité des constructions, le froid ont fait fuir les sociétaires, au printemps, les rescapés abandonnent les lieux.

Mais les fouriéristes persévèrent. La féministe belge Zoé de Gamond crée la communauté de Cîteaux en 1841 qui fermera en 1846, la production n’assurant pas la survie de tous les copropriétaires. Celle du docteur Mure fondée au Brésil en1841 est très rapidement abandonnée faute de moyens et de colons.Celle créée en Algérie par un groupe d’avocats, de médecins, d’ingénieurs et d’officiers lyonnais et francs-comtois a une vie très brève, la rigueur quasi-militaire dissuade les volontaires. Aux Etats-Unis, la communauté fouriériste évangélique dure 6 ans, celle de Brook farm, près de Boston, 6 ans également, la Worth American Phalax fondée en 1843 13 ans. Beaucoup d’échecs, aucune n’approche du bonheur promis par le théoricien socialiste. Les querelles internes, le non-respect des règles établies provoquent le plus souvent leur fermeture : les hommes de cette époque sont-ils prêts à gérer autant de liberté ?

Après la révolution de 1848, Victor Considerant prend la tête d’une manifestation contre Louis-Napoléon Bonaparte, le Président de la Deuxième République. Pour échapper à une arrestation, il s’exile en Belgique puis aux Etats-Unis, où il fonde , au Texas, le phalanstère de la Réunion. La mauvaise qualité de la terre, l’inexpérience agricole des colons, artisans pour la plupart, provoquent la fermeture de la communauté.

Contemporain de Considerant, le Bisontin Pierre-Joseph Proudhon est un des rares théoriciens socialistes d’origine prolétarienne, il est connu pour sa formule provocatrice « La propriété, c’est le vol . » Pour lui, la force collective dans le travail produit bien plus que la force individuelle : or le capitaliste rétribue chacun de ses ouvriers individuellement et donc « vole »le surplus produit collectivement. La propriété et l’appropriation par un seul individu de ce travail collectif, c’est donc un vol ! Inutile de dire que la formule n’est guère appréciée !

Polémiste, Proudhon attaque l’Ecole sociétaire pour son dévouement aveugle à Fourier, critiquant, en particulier, son acceptation de l’importance de l’inégalité naturelle. Il adresse un pamphlet virulent à Considerant pour ses positions sur la notion de propriété. Il déclare même : «En montrant la bêtise et l’infamie du phalanstère, j’ai été violent et grossier, par conséquent injuste : mais quand j’ai accusé d’ignorance le bonhomme Fourier, j’ai exprimé une vérité très exacte ! ».

Le penseur bisontin ne croit donc guère en l’approche du bonheur promise par son compatriote !

Proudhon est le théoricien du mouvement socialiste, d’une nouvelle société dans laquelle l’association est à la base de l’économie. Ces idées publiées dans plus de 60 ouvrages vont inspirer Karl Marx et Bakounine, entre autres. D’aucun parti, il expose toujours sa pensée avec violence et sans ménagement : il prône l’anarchie, est partisan du fédéralisme, libre association des communes, point de jonction de l’industrie et de la campagne, de l’ouvrier et du paysan. Il élabore la théorie du crédit à taux zéro, imagine le système mutuelliste, la création d’une banque d’échange, la banque du peuple, propose l’impôt sur les revenus des propriétés. Il appelle de tous ses vœux « une révolution économique et sociale qui proclame le drapeau rouge, étendard du genre humain ».

Cependant, contrairement à Fourier et à Considerant, il reste , comme beaucoup d’hommes de lettres de son époque d’ailleurs, très conservateur sur la place de la femme dans la société , n’écrit-il pas : « La femme n’est pas seulement autre que l’homme, elle est autre parce qu’elle est moindre. » Quel misogyne ! Comment Proudhon, qui intervient sur tous les sujets, qui a un avis sur tout, peut-il être si rétrograde ?  

Il faut tout de même reconnaître que ses idées, comme celles des fouriéristes tant décriées, seront développées dans la création des sociétés coopératives et mutualistes : coopératives fromagères, fruitières vinicoles, mutuelle des instituteurs du Jura (1858), première caisse de crédit agricole fondée à Salins en 1885 par Alfred Bouvet, syndicats agricole et ouvrier.

Fourier, Considerant, Proudhon, les trois philosophes socialistes comtois, oubliés ou méconnus, ont donc profondément marqué le XIXe siècle, tant en France qu’en Franche-Comté.

A Beaucourt, dans le Territoire de Belfort, les Japy, fabricants de montres, pendules, outillage, moteurs, pompes, moulins à café, machines à écrire, ont créé un modèle de cité industrielle, avec ses logements standardisés, ses écoles, ses institutions de prévoyance et d’instruction. Dans l’esprit patronal, ce modèle répondait à tous les besoins des travailleurs ; du paternalisme, sans aucun doute,  une réponse discutable mais effective aux maux engendrés par l’industrialisation.

Dans le Jura, près de Sellières, les forges de Baudin, spécialisées, dès le XIX e, dans la fabrication de fourneaux, de roues, d’engrenages, sont un modèle de vie communautaire. Les frères Monnier, catholiques sociaux,  ont construit, autour de la fonderie, un véritable village avec ses logements ouvriers, son école, son église, son infirmerie, sa caisse de prévoyance, sa fanfare, sa compagnie de pompiers, son épicerie et sa boulangerie coopératives : dans ces commerces, les clients utilisaient la monnaie interne à Baudin. Du paternalisme là aussi, avec un système monétaire en vase clos … mais des conditions de vie bien meilleures qu’ailleurs.

Plus près de nous dans le temps, dans les années 30, la cité Solvay, à Tavaux, présentait beaucoup de similitudes avec les cités utopiques de Fourier  avec son quartier ouvrier, celui des agents de maîtrise, celui des ingénieurs, ses écoles, son église, son dispensaire et ses activités culturelles.

Oubliés ou méconnus, les trois penseurs comtois ont façonné pour longtemps la vie de tous. L’utopie ne fait-elle pas avancer le monde ?

Sources : Wikipédia
Aimer la Franche-Comté (André Besson)
Francs-Comtois célèbres et moins connus (Raoul H Steimlé)
Coopératives (Michel Vernus)