Monsieur Chipon

Cette année, « les Jeunes des Chantiers » auront, pour les moins âgés, 94 ans ! Combien  sont-ils encore ? Très fréquemment, durant l’été, notre village reçoit la visite de membres de la famille d’un ancien des Chantiers ; ils ont retrouvé, parmi des souvenirs, des lettres, des cartes postales de cette époque qui les poussent à venir dans notre village pour retrouver le parcours crotenaisien de leur père , de leur beau-père ou de leur frère. C’est le cas de deux Vosgiens, Monsieur Bernard Chipon et de son épouse Léone. A travers le courrier de Robert, le père de Bernard, ils ont pu retracer sa vie à Crotenay. Un témoignage intéressant qui complète la page Les Chantiers de Jeunesse.

Pourquoi Crotenay ?

Mobilisé à la Chefferie du Génie de Grenoble depuis le 17 avril 1940, mon beau-père avait eu, à plusieurs reprises, la visite de l’abbé Gassmann, le curé de sa commune, Moussey, dans les Vosges, qui vient voir régulièrement sa sœur à Grenoble. Il conseille à Robert et à son camarade, Marcel Leboube, de postuler pour les Chantiers.

Début février 41, mon beau-père annonce à son épouse, restée à Moussey avec le petit Richard, son départ pour Crotenay où l’abbé Gassmann est aumônier. Marcel est également du voyage. Robert, architecte dans le civil, est nommé commis aux travaux, son copain, commis au ravitaillement, à partir du 1er mars.

Ils arrivent au village le 25 février, accueillis par l’abbé. En attendant de trouver une chambre chez un particulier, ils logent ,comme lui, au presbytère où habitent l’abbé Petitjean et sa soeur.

Le 1er mars, les deux « nouveaux » remplissent la « Déclaration en vue de l’application de la loi du 3 octobre 1940, sur le statut des Juifs »

Pic-nique au Montsaugeon

Son emploi

Affecté aux travaux, mon beau-père est chargé de l’installation de baraques (désignées  chalets dans un autre courrier).

Il s’agit des chalets « Adrian ». Pour rappel, à leur arrivée au d ébut de l’automne 40, les jeunes dormaient sous la tente, mais l’hiver étant particulièrement précoce et rigoureux, ils furent hébergés chez l’habitant.

Le travail est assez varié. Par beau temps, Robert visite les différents chantiers disséminés dans le village et les forêts aux alentours. Il a même pour projet d’établir un relevé d’une tour du château de Montsaugeon et pourquoi pas de la restaurer . Projet qui ne sera jamais réalisé ! Il s’occupe également des baux des locaux et des terrains loués et en règle les loyers.

Dans sa lettre du 9 mars, il explique à son épouse qu’il fait des expertises des dégâts causés dans diverses maisons par suite de cantonnement des jeunes.

C’est probablement les trois maisons qui ont brûlé suite à un court-circuit.

Commis aux travaux 2e classe, son salaire net s’élève à 1330 f : sa chambre coûte 100f pour les deux, les repas 10 f par jour.Nommé commissaire-assistant le 1er juillet 42, son traitementest porté aux environs de 2500f.

 Je n’ai pas trouvé le prix des denrées alimentaires en 1940, mais voici ceux de 1930 et de 1950, ils peuvent nous donner une idée ! 1 kg de pain : 2,15 f – 3,54f , vin : 2,48  f – 7,14 f , sucre : 4,03 f – 104,6 f.

Une vie de famille

Le 17 juillet, mon beau-père attend son épouse et son fils à Mâcon, accompagnés de sa belle-mère qui n’a pas voulu que sa fille parte seule avec un petit. La famille s’installe au premier étage du presbytère : un placard dans le couloir, une chambre sans confort, sans eau, eau que ma belle-mère va chercher à la fontaine , avec heureusement un fourneau, le curé Petitjean propose de prendre du bois dans sa réserve. Une chambre où Robert avait installé l’électricité, avec un grand lit en fer et un petit pour Richard, « un joli meuble genre ancien » et un poste de TSF.

Ma belle-mère, comme elle l’écrit le 14 août à sa famille, s’est « remise aux casseroles, le ravitaillement est très suivi, des légumes frais, de la viande chaque jour et du bon lait ». par contre, elle demande à ses parents de lui envoyer de la vaisselle, un grand matelas, des oreillers, un duvet, des couvertures et des vieux draps.

Une vie sociale restreinte

Hormis la personne qui lave le gros linge et les voisins qui leur ont loué un coin de jardin, mes beaux-parents ont-ils noué d’autres relations avec les habitants de Crotenay ? Rien dans leur correspondance ne permet de répondre à cette question.

Ma belle-mère parle beaucoup des Leboube, une franche amitié lie les deux familles, d’une soirée passée chez le chef de Fumichon, d’un repas avec Mr Magnié, d’ après-midi auprès de Mme Ulrich.

Certains dimanches, la famille se promène jusqu’à la ligne de démarcation, sur l’Angillon, où « il y a un Allemand qui est gentil ».

Il s’agit probablement d’Antoine Szydlanski, un ancien de la Première Guerre qui rendit de nombreux services à la population qui voulait passer en zone libre. Découvert, menacé du tribunal militaire pour son attitude trop laxiste, il préféra se suicider en janvier 42. Son ami Fritz Ziegler, soupçonné de complicité, fut envoyé sur le front russe. En 1953, il écrivit une lettre au Maire de Champagnole pour lui raconter la fin tragique de « l’Antoine ». Le suicide de ce brave homme provoqua beaucoup d’émotion dans la petite ville.

Ma maman le connaissait bien car elle  passait souvent la ligne pour aller acheter chez Ayel du tabac à priser pour ma grand-mère, denrée introuvable en zone occupée. Aussi, dans les années 50, quand nous allions sur la tombe de mes grands-parents, nous passions toujours sur celle de « l’Antoine », située dans un coin du cimetière, du côté des Aciéries .

L’espoir de rentrer dans les Vosges.

En décembre 41, le père de mon mari apprend que des Chantiers pourraient être créés en zone occupée : information inexacte. En fait, le Ministre du Travail, René Belin souhaitait trouver « une procédure aussi pratique [que les Chantiers], aussi efficace que possible , pour avoir immédiatement à disposition une armée de travailleurs dont le chiffre a été fixé à 75 000 ».

Des volontaires étant sollicités, il pose sa candidature pour la région de Nancy, espérant être affecté dans les Vosges . Son ami Leboube, rentrant de permission à Moussey, rapporte des nouvelles peu rassurantes sur la situation de la région. Le plus prudent est donc de garder son emploi, en attendant la fin de son contrat, fin juin 42.

De mai à la fin septembre, les dossiers traînent,  passant par le Commissariat des Chantiers de Jeunesse à Châtel-Guyon, la Préfecture de Lons-le-Saunier, celle des Vosges, Vichy …

La bonne nouvelle arrive le 28 septembre . Munie des papiers nécessaires, de la carte de la Mairie de Moussey, de celle de Senones avec avis favorable de la Kommandantur de Nancy, la famille prend le train de réfugiés à Lons le 9 octobre et regagne enfin leur maison à Senones.

Texte tiré de l ‘étude de Madame Chipon du courrier de ses beaux-parents.


Sources : Champagnole 1940-1944, Les Chantiers de Jeunesse Olivier Faron

Grand merci à Mme Chipon qui nous fait revivre le quotidien d’un membre de l’encadrement des Chantiers n°2 « Jehan de Vienne » de Crotenay.