Le chalet

Nous sommes en 1935. Les écoliers en récréation jouent aux billes ou se démènent à saute-mouton sur la place devant la mairie.

Devant nous, le chalet de la fromagerie. Par la porte ouverte à deux battants se profile la grande silhouette du fromager allant et venant dans la salle profonde et noire où l’on fabrique le gruyère. (Le comté n’était pas encore inventé !).

De temps en temps, il s’empare d’un fagot prélevé dans le tas qui se trouve bien à l’abri sous la marquise. Il pousse ce fagot dans un foyer allumé sous une des chaudières ventrues où caille le lait.

Un petit et très vieux grand-père traverse à petits pas la place en diagonale. Il va faire sa causette quotidienne avec celui que l’on appelait aussi le fruitier.

Voilà ce que l’on pouvait voir lorsque nous fréquentions l’école dans ces années là.

 

Ah ! Ce chalet… comme il tenait une grande place dans la vie des gens de Crotenay ! C’était sans conteste la maison la plus fréquentée du village. Dès le petit matin, elle était animée. Une à une les charrettes garnies de seaux brillants s’enfonçaient dare-dare avec un bruit de ferraille dans la salle jusqu’au pèse-lait.

On s’asseyait sans gêne sur les lourdes tables des presses à fromage en attendant son tour. Gravement, le maître des lieux notait l’apport du sociétaire sur le grand registre ouvert à côté de lui devant la fenêtre et reportait le chiffre dans le carnet individuel que chacun présentait et qu’il nous rendait aussitôt.

Le matin, les seaux ou nos « bouilles »(1) étaient soigneusement lavés à l’eau chaude dans les maisons. Le soir c’était le même scénario mais nos récipients étaient simplement rincés à la fontaine qui se dressait alors au milieu de la place. Les gens qui habitaient en direction de Picarreau utilisaient la fontaine couverte pour faire cette opération.

 

Je me souviens des soirs de grandes gelées. On en profitait pour créer en quelques secondes une jolie patinoire avec deux seaux d’eau que l’on étendait bout à bout. Cette eau gelait fortement la nuit. A nous les belles glissades le lendemain matin sur nos sabots…jusqu’à ce que M. Tournier, notre instituteur, s’approche tranquillement, le cendrier à la main, et recouvre cette glace luisante devant nos visages dépités !

 

Nombreux étaient les paysans qui élevaient une dizaine de porcs. Ils utilisaient pour leur alimentation ce que l’on appelait alors le « petit lait ». Une pièce spéciale était aménagée avec bacs en béton dans lesquels ce sous-produit était réparti. Les amateurs venaient chercher ce petit-lait dans la journée avec des tonneaux suspendus entre deux roues ou d’autres véhicules et parfois même avec des boeufs.

 

Il y avait aussi ce spectacle curieux des planches à fromages : énormes plateaux de sapin qu’on lavait à grande eau avant de les laisser sécher longuement au soleil. L’après-midi, le chalet était calme. Cependant en prêtant l’oreille on pouvait entendre un bruit de temps à autre. C’était notre fromager qui retournait les meules dans les caves pour les frotter de sel.

 

En automne et en hiver, la « coulée » du soir avait lieu à la nuit tombante.

La journée de travail était à peu près terminée. C’était le moment des grandes causeries sous la marquise. Un groupe se formait plus ou moins étoffé selon les jours. Bien sûr, il s’agissait souvent de vaches, de veaux, de cochons, de foin, de blé… Les évènements du village étaient aussi passés au crible. Parfois, un bavard pérorait pour se mettre en valeur jusqu’à ce qu’une réplique bien envoyée cloue le bec au vantard. Nous les gamins, on essayait bien de participer à la conversation mais il ne fallait pas trop insister sinon un adulte nous remettait vivement à notre place…

Ce chalet était bien le centre vivant de tout le village. Les gens qui n’étaient pas producteurs venaient aussi au chalet pour y acheter le lait quotidien, la crème, le beurre et le fromage. Eux aussi participaient aux discussions du soir.

 

Mais en cette dernière moitié du 20e siècle, les conditions économiques évoluaient rapidement en ce domaine comme en beaucoup d’autres. Le nombre des agriculteurs baissait, les fromageries devaient impérativement grossir pour rester rentables. Tant et si bien que notre chalet, un certain jour ferma ses portes et devint silencieux.

 

 Il ne reste maintenant que cette belle bâtisse avec sa marquise. Je suis parfois étonné, mais non fâché, de lire en passant ces grandes lettres rouges sur le haut du pignon : 

Chalet modèle de Crotenay

 

G. GINDRE