« Les clos »

Lorsque j’étais enfant, on remarquait, dès la sortie de l’hiver, alors que la vallée était encore jaunâtre et parsemée de plaques de neige, une grande tâche verte au sud du village de part et d’autre de la route de Pont du Navoy : c’était « les clos ».

 

Ces clos sans clôture étaient célèbres dans toute la contrée. On ne voyait cela qu’à Crotenay. Grâce à l’irrigation, ils donnaient jusqu’à sept coupes d’herbe par saison. Les paysans des villages environnants en étaient jaloux. La première coupe que l’on faisait dès mars était précieuse alors que la réserve de foin baissait dans les greniers.

 

Depuis des temps immémoriaux, les ruisseaux qui prennent naissance dans le bas de l’agglomération avaient été aménagés pour arroser ces terrains. Des soins minutieux leurs étaient prodigués tout le long de l’année. Chaque clos avait sa petite écluse (une planche avec un manche, dressée entre deux piquets) pour l’alimenter en eau. Chaque clos avait son réseau serré de rigoles. Le grand problème était la répartition de cette eau car il n’y en avait pas pour tout le monde en même temps. Le gros ruisseau, barré en amont, coupait l’eau pour ceux qui se trouvaient en aval. C’est pour cela qu’on voyait souvent un homme muni du « FSOU » (1) arrangeant ses rigoles ou fumant une cigarette qui, en réalité « gardait » son eau ! Le code et la politesse voulaient que l’on ne puisse pas lui « prendre » tant qu’il était sur terre. Mais, sitôt disparu, hop ! La planche était soulevée. Certains allaient « mettre l’eau » même la nuit pour être sûrs de l’avoir plus longtemps !

 

Ces ruisseaux étaient chargés du trop-plein des fosses à purin, ce qui favorisait encore la pousse de l’herbe. Malgré cela, le Bief du Moulin qui coule plus bas et qui recevait tant soit peu de l’eau des clos était peuplé d’écrevisses et de truites, deux animaux qui aiment l’eau claire et pure.

 

D’autres travaux étaient nécessaires pour tirer de ces prés le rendement maximum. Il fallait souvent curer les fossés et refaire de loin en loin les rigoles. Pour cela, on utilisait une bien curieuse charrue : le bâti en bois comportait un timon à l’avant de deux mancherons à l’arrière. Une vieille faux amputée de sa pointe, recourbée en demi-cercle servait de coutre et de soc. Cet engin en s’engageant dans le sol tendre découpait un demi-cylindre de terre qu’il suffisait d’enlever pour voir apparaître une jolie rigole. Il fallait deux hommes pour manoeuvrer cette charrue. Le premier marchait à reculons, le dos courbé en tirant par saccades. Le deuxième, les mains aux mancherons poussait. C’était une rude besogne.

 

Chaque matin, durant la belle saison, il y avait une grande animation pour récolter cette herbe. On fauchait naturellement à la faux. Dans les endroits les plus humides, la brouette était seule utilisée pour le transport jusqu’à la grange. La conduite de ces lourdes brouettes n’effrayait pas certaines femmes du village. J’en connais qui en traînaient gaillardement plusieurs avant que sonne l’heure de l’école et après avoir trait leurs vaches ! On se servait également de charrettes à ridelles. Bien souvent, on les amenait à bras et, lorsqu’elles étaient pleines, on retournait les chercher avec les boeufs ou le cheval, ceci afin de ne pas défoncer le sol fragile.

 

Mais un jour, le tracteur vint… Les paysans firent de grandes pâtures clôturées et cessèrent d’alimenter les bêtes à la maison dès le printemps. Ce fut la fin des corvées jugées inutiles. Les clos furent négligés et voués à l’abandon. Les orties se mirent à proliférer surtout le long des ruisseaux qui entraînaient les graines. On se contentait d’enlever le foin dans les carrés les plus secs. Plus de rigoles, ni d’irrigation. Ces lieux autrefois parure du village devinrent d’une laideur attristante quand l’été commençait à décliner. Les herbes folles et les orties faisaient un peu la honte des habitants.

 

Plus personne ne voulait entendre parler des clos. Tant et si bien que lors du remembrement -dans les années 75-, les points de productivité accordés furent dérisoires. Ils ont été classés par les paysans eux-mêmes plus faiblement que les plus mauvais des mauvais champs. Ce qui était une richesse devint un embarras.

 

Nous connaissons la suite. La partie Ouest a été transformée en pâture après divers travaux et notamment la destruction des orties. Un lotissement, officiellement nommé « Clos de la forge » a été créé dans la partie Est. Il est maintenant presque entièrement garni de maisons.

 

Je rêve parfois que les anciens se retournant dans leurs tombes et voyant cela par dessus le mur de notre cimetière perché, jettent un coup d’oeil réprobateur et mélancolique sur leurs clos qu’ils ne reconnaissent plus.

 

(1) une houe : sarcloir à fer large

G. GINDRE