Quand la Franche-Comté failli disparaître…

Cet automne, en renouvelant les livres de la bibliothèque municipale, j’ai découvert un livre de Mr Joseph Pinard, historien originaire du Doubs, au titre ahurissant : « Quand la Franche-Comté failli disparaître : le projet nazi d’expulsion en 1940 ». N’ayant jamais entendu parler de ce sinistre projet, je me suis lancé immédiatement dans la lecture de ce livre. Vous êtes probablement comme moi, ignorant de cet événement de notre histoire régionale : aussi, il me semble intéressant d’en retracer les grandes lignes. Pour bien comprendre la suite, il convient de revenir à la Grande Guerre.

Au début de la guerre, l’Italie, bien qu’alliée à l’Autriche et à l’Allemagne dans le cadre de la Triplice, demeure neutre. Bien vite, les deux camps tentent de négocier pour l’ouverture d’un nouveau front au sud. C’est à celui qui offrira le plus… Les alliés de la Triple Entente (France, Grande-Bretagne et Russie) promettant en cas de victoire de donner à l’Italie la Côte Dalmate, Trieste, l’Istrie, le Trentin et le Tyrol du Sud… et les Italiens s’engagent dans le conflit.

L’Armistice signé, l’Italie s’empresse d’occuper les territoires au sud du Brenner. Le traité de Saint-Germain-en-Laye de septembre 1919 officialise le transfert à l’Italie du Tyrol où vit une population à 92% de langue et de civilisation germaniques ! La politique d’italianisation s’applique aussitôt, renforcée quand Mussolini prend le pouvoir en 1922 : interdiction de l’emploi de l’allemand, changement de tous les noms de lieux, suppression des inscriptions en allemand sur les pierres tombales, obligation de donner des prénoms italiens aux nouveaux-nés…

Hitler arrive au pouvoir en 1933, il admire Mussolini. Dans le programme du parti nazi, toutes les populations d’origine allemande doivent réintégrer la mère-patrie donc c’est le cas des Sud-Tyroliens ! Hitler, ne voulant pas de conflits avec le Duce, les sacrifie au profit de l’alliance avec l’Italie. Après des négociations discrètes, en octobre 1940, les deux dictateurs signent un traité accordant aux Tyroliens un droit d’option en faveur du Reich. Pour organiser le transfert des populations, Himmler, le chef des SS, installe des bureaux dans les principales villes de Haut-Adige. Au 31/12/40, date d’expiration du délai d’option, 185 000 personnes sur 267 000 (69%) choisissent l’Allemagne donc le départ ! Mais pour aller où? Au sud de la Pologne, dans les Beskides?

L’invasion de la France commence, c’est l’euphorie pour les nazis qui rêvent d’un Reich européen. Alors naît le projet « Burgund » ! Mais pourquoi pas la Bourgogne? La Bourgogne de l’Histoire, l’ancien Duché et l’ancien Comté, donc la Franche-Comté ! La Bourgogne ne tient-elle pas son nom des Burgondes, peuple germanique qui s’est installé là dès le VIe siecle? L’ancien Comté n’a-t-il pas été plus longtemps germanique que français? Il est temps de « regermaniser » ces régions.

Greifert, un des chefs du « Commissariat pour la Consolidation de l’Ethnie Allemande » explique que : « La Franche-Comté doit être regardée comme une région idéale pour l’établissement des Sud-Tyroliens. Le caractère du paysage, la structure économique, les communications et l’ensemble des conditions de vie sont très proches des conditions actuelles : ils pourront trouver dans cette région une nouvelle patrie. »

Himmler reçoit à Berlin le 18/7/40, Peter Hofer, le représentant des « optants » et attribue à ces derniers la montagne et le vignoble comtois : ils ne sont pas assez nombreux pour occuper toute la région mais plus tard, d’autres populations pourront les rejoindre. Pour bien montrer que l’installation est définitive, il est décidé de donner aux villes comtoises le nom des villes abandonnées. Les modalités de transport sont prévues, le transfert se fera ville par ville, village par village. Selon un document daté du 27/7/40, la nouvelle Burgund couvre 9 500 km2, s’étendant de la frontière nord-est de la Suisse jusqu’à une ligne Dijon-Chalon sur 170 km de long et 35 à 90 km de large, comprenant la quasi-totalité du Doubs, le quart du Jura, de la Côte d’Or, un sixième de la Haute-Saône et un dixième de la Saône-et-Loire. Besançon devient la capitale, puisque, longtemps, elle a été ville d’Empire. Les plus zélés imaginent même de faire de cette région une société modèle selon les idéaux du parti national-socialiste ! Sachant que 480 000 Français vivaient sur ce territoire en 1936, les 180 000 « optants » auront beaucoup de place au départ mais, dans l’avenir, leurs enfants peupleront toute la région ! Quant aux déplacements des populations comtoises, Vichy s’en débrouillera ! Or, encore à l’heure actuelle, on ne sait pas si tous les membres de la Commission d’armistice furent saisis de tout ou partie du projet.

Des délégations de Tyroliens viennent même visiter leur terre promise : les futurs colons ne font pas preuve de discrétion, ils interrogent les habitants, leur demandent s’ils connaissent le sort qui les attend. Pourtant, leurs réactions n’ont laissé aucune trace dans la mémoire collective : il faut reconnaître que ce projet paraissait si incroyable, si inimaginable… Et vous, avez-vous entendu parler de ce projet insensé? Bien sûr que non !

Cependant, il semblerait que quelques notables du Haut-Doubs proches de Mr Pernot, Député du Doubs de 1924 à 1935, puis Sénateur de 1935 à 1940 qui avait ses entrées auprès de Pétain, aient eu vent du projet mais il est possible que l’énormité du plan fit penser à une rumeur.

Alors, pourquoi ce projet diabolique d’expulsion n’a pas été mis en place? Après l’échec de la Bataille d’Angleterre, l’espoir de la capitulation des Britanniques s’effondre. Par conséquent, Hitler hésite, faut-il proposer une paix séparée à la France ou la maintenir dans des conditions d’armistice qui a l’avantage de laisser les Français dans l’ignorance du sort qui leur sera réservé, l’annexion dans le Reich, ce que veulent les SS? D’autre part, certains hauts dignitaires nazis ne voient pas d’un bon oeil la réalisation du projet aux mains d’Himmler. Quant aux habitants du Haut-Adige, après une réunion à l’automne 40 au Tyrol, ils deviennent très méfiants vis-à-vis des officines concurrentes que sont l’Association des « optants », le Commissariat pour la consolidation de l’ethnie allemande et l’Office des immigrants. Il semble bien qu’à partir de novembre 1940, le projet Burgund ne soit plus une priorité.

Peu à peu, la victoire change de camp, il n’est plus question de prévoir la colonisation des terres pour bâtir un Reich européen qui devait durer mille ans !

La Franche-Comté l’avait échappé belle !

 

Jean-Pierre CHAUVILLE

Grand merci à Mr Pinard pour son livre passionnant